Jésus proposa cette parabole à la foule :
« Le Royaume des cieux est comparable
à un homme qui a semé du bon grain dans son champ.
Or, pendant que les gens dormaient,
son ennemi survint ;
il sema de l'ivraie au milieu du blé
et s'en alla.
Quand la tige poussa et produisit l'épi,
alors l'ivraie apparut aussi.
27 Les serviteurs du maître vinrent lui dire :
Seigneur, n'est-ce pas du bon grain
que tu as semé dans ton champ ?
d'où vient donc qu'il y a de l'ivraie ?
28 Il leur dit :
C'est un ennemi qui a fait cela.
Les serviteurs lui disent :
Veux-tu donc que nous allions l'enlever ?
Il répond :
Non, en enlevant l'ivraie,
vous risquez d’arracher le blé en même temps.
Laissez-les pousser ensemble jusqu'à la moisson ;
et, au temps de la moisson,
je dirai aux moissonneurs :
Enlevez d'abord l'ivraie, liez-la en bottes pour la brûler ;
quant au blé, ramassez-le pour le rentrer dans mon grenier. »
Il leur proposa une autre parabole :
« Le Royaume des cieux est comparable
à une graine de moutarde
qu'un homme a prise et qu’il a semée dans son champ.
C'est la plus petite de toutes les semences,
mais, quand elle a poussé,
elle dépasse les autres plantes potagères
et devient un arbre,
si bien que les oiseaux du ciel viennent
et font leurs nids dans ses branches. »
Il leur dit une autre parabole :
« Le Royaume des cieux est comparable
au levain qu'une femme a pris et qu’elle a enfoui
dans trois mesures de farine,
jusqu'à ce que toute la pâte ait levé. »
Tout cela, Jésus le dit aux foules en paraboles
et il ne leur disait rien sans parabole,
accomplissant ainsi la parole du prophète :
J’ouvrirai la bouche pour des paraboles,
je publierai ce qui fut caché depuis la fondation du monde.
Alors, laissant les foules, il vint à la maison.
Ses disciples s'approchèrent et lui dirent :
« Explique-nous clairement la parabole de l'ivraie dans le champ. »
37 Il leur répondit : « Celui qui sème le bon grain, c'est le Fils de l'homme ;
38 le champ, c'est le monde ;
le bon grain, ce sont les fils du Royaume ;
l'ivraie, ce sont les fils du Mauvais.
L'ennemi qui l'a semée, c'est le diable ;
la moisson, c'est la fin du monde ;
les moissonneurs, ce sont les anges.
De même que l'on enlève l'ivraie
pour la jeter au feu,
ainsi en sera-t-il à la fin du monde.
Le Fils de l'homme enverra ses anges
et ils enlèveront de son Royaume
tous les causes de chute
et ceux qui font le mal,
ils les jetteront dans la fournaise :
là il y aura des pleurs et des grincements de dents.
Alors les justes resplendiront comme le soleil
dans le Royaume de leur Père.
Celui qui a des oreilles, qu'il entende ! »
Extraite de son contexte, on pourrait penser que la parabole de l’ivraie est un début de réponse au problème de l’origine du mal : ce n’est pas Dieu qui le crée tout comme ce n’est pas le maître de maison qui a semé l’ivraie : le récit de la création dans la Genèse y insistait déjà : alors que les autres religions considéraient que les divinités avaient créé le mal autant que le bien, l’auteur inspiré affirmait que tout ce que Dieu a fait était très bon ! (Gn 1,31). Jésus s’inscrit dans cette ligne, puisqu’il affirme que le maître de maison n’a semé que du bon grain.
Mais, si on replace la parabole de l’ivraie dans le contexte du chapitre 13 de saint Matthieu, il semble qu’elle parle d’autre chose. Car elle suit immédiatement la parabole du semeur et l’explication que Jésus en donne. La parabole du semeur que nous lisions dimanche dernier nous obligeait à admettre que les semailles ne sont pas forcément récompensées : pour le dire autrement, l’annonce de la Bonne Nouvelle ne rencontre pas toujours les oreilles attentives et les cœurs ouverts dont nous rêvons. La parabole de l’ivraie prend exactement la suite en posant la question : si l’on peut identifier les causes de nos échecs dans la mission d’évangélisation, ne peut-on pas prendre des mesures tout de suite ?
Nous nous retrouvons dans ce champ que son propriétaire a ensemencé. Le récit précédent insistait sur la qualité du terrain, plus ou moins favorable à une bonne récolte ; la présente parabole fait intervenir un ennemi qui sème nuitamment au milieu du blé une mauvaise herbe qui risque de l’étouffer.
Le traducteur l’appelle « ivraie », en grec c’est « zizanion » ; c’est de là, nous le savons, qu’est venue l’expression « semer la zizanie, la discorde ». Alors qu’il était bien difficile de changer la nature du terrain (dans la parabole du semeur), il paraît davantage possible d’intervenir pour supprimer le parasite. Mais l’histoire nous dit que le propriétaire s’y oppose : c’est au maître de la moisson, et à lui seul, qu’il revient de faire le tri quand il le jugera bon. Traduisez : c’est à Dieu et à personne d’autre qu’il revient de déraciner le mal « Qui es-tu pour juger un serviteur qui ne t’appartient pas ? » dit Paul dans la lettre aux Romains (Rm 14,4).
Cela veut dire que Jésus nous invite à accepter comme notre condition de créatures ce mélange permanent de bien et de mal. Il vise peut-être ici la tentation d’élitisme qui prend certaines communautés ; certains pharisiens, par exemple, méprisaient parfois ceux qu’ils appelaient le petit peuple du pays, ceux qui avaient bien du mal à respecter toute la loi et les commandements ; d’autre part les zélotes partaient parfois en guerre contre ceux qu’ils considéraient comme trop tièdes ; on sait maintenant que ce fut l’origine de la révolte juive de 70 ap.J.C. Or Matthieu est le seul des évangélistes à rapporter cette parabole, on peut en déduire que la communauté pour laquelle il écrivait avait particulièrement besoin d’entendre cette leçon-là.
Un jour viendra pourtant où le maître de la moisson dira que l’heure a sonné de faire le tri. Jésus reprend là, dans l’explication qu’il donne à ses disciples, le style et l’imagerie traditionnelle du thème du jugement dans toute la Bible : il est toujours présenté comme une division en deux camps, les bons d’un côté, les mauvais de l’autre, mais personne ne s’y trompe : personne n’oserait se vanter d’être entièrement bon, personne non plus ne peut être accusé d’être entièrement mauvais ! La frontière qui sépare les bons des méchants passe en réalité en chacun de nous ! Nous sommes tous des êtres partagés. Quand Malachie oppose les humbles aux arrogants (Ml 3,191), quand les psaumes parlent des justes et des méchants (Ps 1), quand Jésus oppose bon grain et ivraie, nous sommes tous concernés : tous à la fois humbles et arrogants, justes et méchants, bon grain et ivraie ; nous retrouverons exactement la même opposition dans la parabole du jugement dernier également chez Saint Matthieu (Mt 25,31-46).
Mais alors comment comprendre concrètement, et comment concilier la brutalité promise aux méchants et la récompense promise aux bons, si nous sommes chacun les deux à la fois ? C’est Malachie qui nous donne la réponse : le soleil de justice fera germer tout ce qui est bon, le mal disparaîtra en un clin d’oeil. Le psaume 1 dit la même chose avec une autre image : le bon grain sera moissonné, le mal sera tout simplement emporté par le vent. Jésus traduit : le maître de la moisson qui ne peut supporter de voir déraciner le moindre épi de blé avec l’ivraie (Mt 13,29) ne condamnera pas en nous le bien avec le mal.
A l’histoire de l’ivraie, Jésus ajoute deux autres paraboles très courtes : la graine de moutarde et le levain ; elles apparaissent comme un contrepoint aux deux grandes paraboles précédentes qui décrivaient tous les obstacles à la croissance du Royaume ; elles disent au contraire sa puissance intérieure qui le fera aboutir infailliblement à son parfait déploiement : la graine de moutarde et le levain sont tous deux enfouis et disparaissent, la graine pour devenir elle-même le grand arbre, le levain, lui, au profit de la pâte qui lève grâce à lui.
Par là, Jésus nous invite à la confiance, à la patience et à l’humilité : remarquez la fragilité des commencements, la petitesse de la graine ou du levain comparée à la taille du résultat. Patience : la moisson viendra. Ce message de patience qui consonne si bien avec la première lecture nous suggère une nouvelle lecture de la parabole de l’ivraie : si Dieu se montre aussi patient, c’est peut-être parce qu’il ne faut pas risquer de perdre de bonnes gerbes en arrachant les mauvaises herbes (tout jardinier connaît ce risque). Mais c’est surtout parce qu’il ne désespère jamais de transformer l’ivraie de nos coeurs elle-même en bon grain !